Les cadavres de la morgue, les folles de Charcot, voilà qui passionne Mayeul Magnus. De beaux sujets pour ses compositions. Cœurs sensibles, s'abstenir. Le tableau est calculé, millimétré, le sujet froid ou refroidi, tandis que sous la robe de l'appareil Mayeul bouillonne de frénésie photographique. Dans une mise en scène macabre et sensuelle qui en choquera plus d'un, Valérie Tordjman nous propose un portrait fascinant :

Toute la semaine, je photographie les cadavres de la morgue confiés aux soins de Lequeu avant que les gardiens n'exposent, derrière une vitre, ces inconnus à la reconnaissance de leurs proches. Avant que des hordes de gamins friands de poitrines dénudées, d'ouvriers cassant la croûte, de rentiers désœuvrés, de femmes du monde parfumées et de petites grisettes en mal de frissons ne me les disputent. Car le public s'ébruite ici comme au spectacle : il pleure, bat des mains et commente sans gêne ; hommes, femmes, tous se rincent l'œil, certains même se branlottent, excités par la proximité de la mort : leur désinvolture gâche la tendresse que j'éprouve pour ces corps sans nom. Je le sais, ils n'appartiennent à personne pourtant ils me parlent.

Rares sont les jours où je quitte mon travail, mais le dimanche, d'impatience face à ces indécentes histoires d'amour nouées sous mes yeux, je fuis la pointe de l'île de la Cité et la rue d'Enghien, où j'habite un sixième étage peuplé de domestiques, de petites blanchisseuses et de filles. Loin du ronronnement des machines frigorifiques, du ruissellement des eaux teintées de sang, je m'en vais flâner au Bois ou canoter. Tout plutôt que d'affronter la cohorte des badauds irrévérencieux préférant à la foule bigarrée des grands boulevards le spectacle gratuit des dépouilles - pendus noircis, surinés aux chairs béantes, noyés bouffis aux yeux vitreux repêchés dans la Seine, bras et jambes sans corps, corps sans tête - qui font les choux gras des gazettes à sensation.

Je reviens à mes morts la gîte au corps avec une impression irréelle de naufrage. Je suis jaloux de leur exposition, des morgueurs qui les lavent à grande eau, du frottement des balais sur leur peau et leurs os, bizarrement, des dalles, aussi, qui ne gardent aucune empreinte de leur passage ; et des visiteurs, oui. D'eux, je déteste les lèvres qui baisent le châssis vitré, les mains sales qui le touchent, les fronts qui s'y écrasent dès que j'ai le dos tourné. En fin de compte, je n'aime pas non plus mes sorties dominicales.