Lewis Carroll se considérait comme un auteur pour enfants, et d'une certaine façon il l'est. Mais Alice a été adapté avec une niaiserie furieuse, au point de faire passer l'œuvre de Carroll pour de mignons petits contes sans portée. Jetez Georges Sand, calez vos meubles avec la comtesse de Ségur, mais surtout, surtout, lisez Carroll.
Si Alice est un livre important, Sylvie et Bruno, mon préféré, est un livre magique. Charmés et déroutés par les jeux subtils auquel l'auteur livre le langage, (il fait quelque chose au langage, vraiment) nous sommes entraînés dans le sillage de deux jeunes fées, qui passent avec une gracieuse légèreté du sérieux au rire, de l'imaginaire au réel. La chance de voyager en leur compagnie, nous la devons à un vieil homme plein de fantaisie sous ses dehors de gentleman distingué, et à l'exquise Lady Murielle, toujours prête à discuter des conséquences d'hypothèses farfelues. Mais chut ! Voilà Sylvie...

Le crocodile

La porte s'ouvrit et le professeur regarda dehors. « Quels sont ces pleurs que je viens d'entendre ? demanda-t-il. Est-ce un animal humain ?
- C'est un petit garçon, dit Sylvie.
- Je crains que vous ne l'ayez taquiné ?
- Non, vraiment je n'ai rien fait, dit Sylvie très sérieusement. Je ne le taquine jamais.
- Bon, je vais demander à l'autre professeur. » Il rentra dans le bureau, et nous l'entendîmes chuchoter : « Petit animal humain... dit qu'elle ne l'a pas taquiné... l'espèce est appelée garçon...
- Demandez-lui quel garçon, dit une autre voix. Le professeur ressortit.
- Qui est ce garçon que vous n'avez pas taquiné ? »
(...)
« Vous voulez des prisquenlits, monsieur le monsieur ?
- Bruno ! murmura Sylvie d'un ton de reproche. Tu ne dois pas dire monsieur et le monsieur en même temps. Rappelle-toi ce que je t'ai dit !
- Tu as dit qu'il fallait dire le monsieur quand je parlais de lui, et monsieur quand je parlais à lui !
- Oui, mais pas les deux à la fois, voyons.
- Et si justement, mademoiselle la chicrâneuse ! s'exclama Bruno triomphalement, je voulais parler de ce gentremanne, et avec ce gentremanne, alors 'videmment j'ai dit "monsieur le monsieur" ! »