Je me souviens de l'une de mes premières révoltes contre le genre. On m'a dit : "T'y arrives pas mal pour une fille". Puisque c'était un compliment, j'aurais dû être content', au lieu de quoi je poussai le manque de logique au point de me vexer et de me fâcher (les femmes sont notoirement inconséquentes et d'humeur capricieuse).

J'aurais préféré une appréciation moins positive, mais adressée à ma personne dans l'absolu. Impossible : les filles n'ont pas les mêmes capacités que les garçons, il faut bien en tenir compte pour évaluer leurs performances. C'est curieux, parce que les gens ont aussi des performances différentes suivant leur âge, et pourtant on n'a pas trouvé utile de préciser "pour ton âge".

Je pourrais m'étendre longtemps sur l'arbitraire du regard différenciateur porté sur les gens en fonction de "leur sexe". Ce que je veux raconter, c'est ce qui arrive quand on décide que la forme de son zizi n'a rien à voir avec les comportements qu'on va adopter en société, la façon dont on va se vêtir ou l'aune à laquelle on va accepter d'être jugé', et autres éléments de ce jeu de construction qui sert habituellement à produire une identité féminine ou masculine.

Quand on décide d'être soi comme personne avant d'être "femme" ou "homme" (l'assignation de genre frappe tout aussi durement celleux qui voudraient échapper au "masculin" qu'au "féminin", bien que "le féminin" constitue un handicap en lui-même), voire d'être soi tout court, on découvre un monde étrange, où rien n'est plus aisé que d'enfreindre "les lois de la Nature", mais où la facture que l'on vous présente aussitôt s'avère plutôt salée.

Même si cela peut sembler superflu, pour vous donner une idée du coût de la moindre entorse à la norme, je vais commencer par rappeler en quoi elle consiste ; ce qui est attendu de vous "en tant que femme" pour être considéré' comme normal' :

D'abord, vous devez vous percevoir et vous définir comme "femme". La féminité (ou la masculinité) étant hautement performative, se déclarer "femme" (ou "homme") est fondamental pour l'être. Cette première condition étant généralement validée de manière implicite par la réalisation de la seconde, c'est seulement quand on y contrevient formellement qu'on découvre son existence.

Deuxio, vous devez donner à voir des signes suffisamment clairs de "féminité" pour que les autres vous identifient immédiatement comme "femme". Remarquons au passage que cette compétence n'est pas une donnée si naturelle que ça : tout un apprentissage est nécessaire pour réussir cette identification, apprentissage dont le caractère obligatoire apparaît nettement dans l'effet comique produit par l'enfant de Allô maman ici bébé hésitant sur le sexe de Gorbatchev.

Enfin, vous ne devez pas présenter d'éléments trop exclusivement "masculins", même si ils ne gênent pas votre identification. Toutefois, si le port d'une robe ou de talons hauts constitue une infraction totalement gratuite et injustifiée à la performance de genre attendue d'un "homme", le port même systématique de pantalons est admis pour une "femme". Ainsi, certaines infractions ne seront sanctionnées que par une pitié paternaliste : la pauvre qui ne sait pas s'habiller, la malheureuse incapable de se résoudre à affronter le supplice de la cire...

Mais au-delà de cette marge de manoeuvre assez limitée, le sourire s'efface et la condamnation tombe : garçon manqué, femme à barbe, monstre de foire ! C'est pourquoi mieux vaut "passer" entièrement que partiellement, être perçu' comme d'un autre genre, mais bien répertorié, que laisser planer le doute. C'est le choix que faisaient les butch notamment aux Etats-Unis dans les années cinquante, quand le "travestissement" était un délit lourdement réprimé.

Quant à se soustraire à la première obligation, cela entraîne un autre type de sanction : non seulement on vous prête une santé mentale aussi incertaine que si vous prétendiez être Napoléon, mais bien sûr, on ne vous croit pas. Vous n'êtes toujours pas une personne avant d'être une femme, mais simplement "une femme qui dit qu'elle n'est pas une femme". L'incongruité de l'assertion est telle que tout le monde s'empresse alors de changer de sujet, avant qu'il ne vous prenne fantaisie d'affirmer que le cheval blanc d'Henri IV était rose fluo.

Bien sûr, ces sanctions ne sont pas aussi concrètes que celles qui sévissent encore hors du monde civilisé (plus pour longtemps, heureusement, car de bonnes âmes ont entrepris d'exporter nos moeurs policées chez les barbares). Mais pour les vivre, ces sanctions, je vais oser prétendre depuis mon insolent confort de privilégié' que cela revient pratiquement au même. Qu'une frontière invisible reste une frontière, et que la négation non seulement de votre identité, mais de tout sens à la revendication que vous en faites, peut être aussi douloureuse et destructrice qu'une lapidation.