J'ai commencé à poser à dix-huit ans, quand je suis arrivé' à la fac. D'abord pour mon amie Sabrina chez laquelle je passais le plus clair de mon temps, puis dans un petit club de dessin aux environs de Besançon. Les gens du club venaient à tour de rôle nous chercher, le prof et moi. Nous soupions chez eux. Ensuite je posais deux heures, dans un local bien chauffé, pas comme aux beaux-arts où les étudiants peignent parfois en moufles. Je choisissais toujours la pose moi-même, ce qui m'apprit à me représenter ce que je donnais à dessiner, pour éviter aux élèves les entrecroisements compliqués et les raccourcis trop brutaux.

Les membres du club, de vieilles dames pour la plupart, n'étaient pas très douées. Je trouvais amusant de passer de l'autre côté des chevalets pour y trouver mon image plus déformée que dans un miroir concave. Parfois c'était l'une d'elle qui se penchait sur l'ouvrage de sa voisine et piquait ma curiosité en commentant : "Mais non, elle n'a pas un sein plus gros que l'autre !" ou "Tiens ! On dirait un cochon. - Et la tienne alors, une souris !" De lumineux souvenirs. Par la suite, j'ai encore posé à l'occasion pour les gens que j'aime, mais de moins en moins souvent, puis plus du tout.

Sabrina a continué à peindre. Elle expose, se rapprochant d'une activité de peintre professionnelle pour laquelle, si le talent ne lui a jamais fait défaut, l'aplomb lui manque encore. Elle y consacre de nouveau beaucoup de temps, me dessinant comme alors, et je retrouve avec plaisir mes habitudes de modèle. Disposer mes membres avec naturel, trouver les appuis qui tiendront longtemps, vérifier l'inclinaison de ma tête d'après les limites de mon champ de vision, me bagarrer un peu avec les muscles de mon visage.

Puis me laisser gagner par cet engourdissement attentif, cet état hypnotique où mes pensées vagabondent sans s'éloigner de mon corps. Guetter les mouvements de mon amie, ses yeux d'oiseau en alerte qui semblent prendre devant eux ce que la main pose sur le papier ou la toile. Sortir en sursaut d'une rêverie : "Ai-je bougé ?" vérifier, retrouver le calme, laisser revenir doucement chaque muscle en place. Écouter le crayon tracer et préciser les traits, observer le pinceau mélanger des couleurs, pris d'une vie propre, insecte affairé tendu vers un but qui m'échappe. Dénouer enfin mes membres amollis, en refaire usage mobile, aller voir.

Sur le chevalet, une image qui n'existait pas l'heure d'avant. Sortie d'où ? Mon double me sourit, ou jette devant lui un regard languide. Il a toujours l'air d'en savoir plus long que moi. Son apparition, du moins, ne semble pas le troubler le moins du monde. Son existence m'ôte toute pudeur : ce que je donne à voir de moi, c'est ce dessin, avant même qu'il existe. Que ma nudité de modèle coïncide en pratique avec ma nudité comme élément d'une sexualité ne porte pas de sens.

Quand je pose, chaque centimètre carré de peau, chaque muscle a la même importance, sans qu'il soit pertinent de les hiérarchiser ou de focaliser sur un organe à la symbolique plus forte. A envisager mon corps de cette manière, sa beauté m'apparaît plus clairement que jamais -je ne parle pas de vérifier tel ou tel critère comme dans un concours canin, mais de la beauté que possède le corps humain d'être une merveilleuse machine.

Ce qui ne m'empêchera pas, une fois spectateur', de tomber comme Narcisse amoureux d'un regard perdu ou du creux d'une épaule. Car entre cet ensemble harmonieux et le charme que je trouverai à l'un ou l'autre détail, sans forcément voir comment le premier soutient toujours le second, il y a tout l'art du peintre pour donner du sens à ce qui aura cessé d'être un corps : une image.