Un rencard de paperasse est l'une des plus abominables corvées qui se puissent : expliquer à la dame pourquoi la situation n'est pas meilleure, pourquoi on n'a pas fait ce qu'il fallait, pourquoi on n'a pas plus de sous que ça. Ce genre de connerie implique généralement un humiliant déballage de sa vie privée. Mais pour ce rendez-vous qui m'énervait d'avance, j'avais un plan : faire mon numéro de pauvre victime qui s'en sort pas. Victime, c'est la pure vérité. Qui s'en sort pas, vu de l'autre côté du bureau ce n'est sans doute pas faux, mais de mon point de vue je m'en tire plutôt pas mal.

J'ai eu envie de lui faire l'impression la plus désagréable possible, tout en ne lui donnant bien sûr aucune raison objective de me sacquer. Pour qu'elle n'ait pas, mais alors pas du tout, envie de rouvrir mon dossier, pour qu'elle s'empresse de boucler ça de façon à être sûre de ne pas me revoir, c'est-à-dire de prendre la décision qui m'arrangeait. Bien sûr, c'est mal : c'est de la manipulation émotionnelle, une crasse, un moyen de salaud. Mais est-ce que moi, j'ai choisi un boulot où les gens sont forcés d'en passer par où je veux, de se mettre en slip de trois jours devant une inconnue ? Je ne ferais un boulot comme le sien pour rien au monde.

Je suis allé' à ce rencard en me remplissant la tête des phrases les plus misérabilistes que je pouvais trouver. J'ai raconté à la bonne dame, qui n'en demandait pas tant, la situation dans laquelle m'avait mise mon boulot à Siloë. Pas besoin de forcer le trait pour brosser un tableau lamentable, mais je ne me suis pas gêné' pour entrer dans les détails et même pleurer un peu. En sortant, il faisait beau. J'avais réussi mon coup au-delà de toute espérance et je me sentais léger'. Pour une fois, ces souvenirs m'ont fait venir des larmes, non malgré moi, mais exprès. Non amères, mais jouées. Et bon sang, ce que ça fait du bien !