C’est vrai que j’ai fait l’amour à 15 ans. Le jour de mon anniversaire, je me suis offert ça ! C’était avec un garçon qui me plaisait bien sûr. On fréquentait les mêmes écoles, séparées côté filles côté garçon. On chantait bien tous les deux dans la même chorale de l’école. Il était beau, il chantait bien et il faisait très bien l’amour... Cela, je ne le savais pas encore, vu que c’était le premier. Il avait 16 ans et deux jours. On était vraiment adultes...

Évidemment j’ai été enceinte tout de suite. Mes parents ont dit "c’est pas possible ! A quinze ans !" Mais ils n’étaient pas idiots, ils connaissaient pas mal de trucs et mon père m’a amené à Paris pour me faire avorter dans de très très bonnes conditions, chez un médecin.

Seulement papa, il a pris un air très grave et il a dit : "Et tâchez de ne pas recommencer !" Comme information, c’était un peu juste. Pendant la guerre, les préservatifs n’étaient pas fameux. Et puis, bon, on ne voyait pas le danger. Bref, je suis retombée enceinte.

Cette fois, j’ai laissé faire, c’est comme ça que j’ai eu ma fille, à 18 ans. Au bout d’un moment, mon amant et moi on s’est mariés, il a arrêté ses études et il est venu faire les marchés avec nous. Mais le problème de la fécondation n’était pas du tout résolu. On a tout essayé, les injections d’eau savonneuse, avant et après, la méthode Ogino, le retrait, puis ceci, puis cela, tout y est passé... Rien ne marchait. A cause de cette absence de contraception, j’ai avorté 10 fois. Un ami de la famille m’a dit : "Je vais t’apprendre, si tu le fais dans de bonnes conditions ça doit aller."

Il m’a expliqué comment mettre une sonde, en prenant les mesures d’hygiène. Il a très bien expliqué et mon mari a appris aussi. Je n’ai jamais eu de pépins, sauf une fois... Là, j’ai failli claquer. Je croyais que tout était sorti, mais il en restait. Il y a eu une infection rapide, avec une grosse fièvre. J’ai eu peur ! Le médecin était bien ennuyé. En plus, c’était la guerre. Or, c’était un médecin juif, qui s’était réfugié en zone libre. Et bien il ne m’a pas laissé tomber ! Il m’a dit : "Je vais faire tout ce que je peux pour ne pas vous envoyer à l’hôpital." Vous voyez les risques qu’il a pris, lui qui n’avait pas le droit d’exercer. S’il m’était arrivé quelque chose, il allait en taule. Il m’a fait un curetage sur la table de la cuisine. Heureusement, c’était une table avec des rallonges. Sous la table, il a mis une cuvette, tout ce qui sortait tombait dedans. Il y avait du sang partout. Non, je n’ai pas souffert. Il m’avait mis un masque pour m’endormir. J’ai été très bien opérée. Bon, c’était assez dramatique, quand même ; mon mari ne se sentait pas bien. Enfin, ce médecin m’a sauvée, il prenait de drôles de risques. Merci docteur juif.

Mais je n’avais toujours pas les moyens de ne pas recommencer. En tout, dans ma vie de jeune fille, de jeune mère, et après, dans ma vie de femme libre, j’ai avorté 10 fois. Si ça faisait mal ? Bien sur, on savait qu’on allait avoir mal. On se demandait aussi à quel moment c’était mieux de le faire. On avait compris que c’était mieux à partir de trois mois, ça se décrochait mieux, c’est l’ensemble qui sort, parce que avant c’est résistant. Mais ça fait beaucoup plus mal. Les avortements autour de deux mois, ça descend mal, et on ne sait pas si tout est parti ; il sort des petits trucs. C’est pour ça que moi, j’ai failli crever.

En tout 10. Je ne suis pas la seule. A cette époque-là, c’était la débrouille. Ma mère avortait aussi. Ce n’était pas un plaisir, mais il faut savoir choisir entre les inconvénients. Je ne me plains pas, c’est l’instinct de survie. Ce qui est marrant, c’est que je ne suis pas devenue frigide. J’ai eu un seul enfant : j’avais des idées "politiques" très arrêtées. C’était la guerre, et j’ai dit : "Je ne ferai pas d’enfants pour qu’ils aillent à la guerre, j’ai eu une fille par accident ; je n’aurai pas d’autre enfant."

J’ai divorcé. Quand mon ex-mari a eu une deuxième femme, c’est moi qui l’ai avortée. Il m’a demandé si je pouvais le dépanner ; il savait que je savais faire une fausse couche. Je l’ai fait pour elle, pas pour lui. Cela s’est bien passé. Mais elle, elle avait la trouille. Ensuite j’ai fait des avortements, quand des femmes venaient me voir et me le demandaient. J’ai même fait un avortement sur la fille d’un gendarme. Je sais pas si vous voyez.

Parce que quand même, j’ai été dénoncée un jour. En 1950. C’était complètement fou ! La femme d’un copain croyait que j’étais la maîtresse de son mari. C’était faux. Lui avait dû trop parler. On a toujours tort de raconter des trucs comme ça. Elle m’a dénoncé à la police. J’habitais Paris, à cette époque. Les flics sont venus m’arrêter chez moi.
- Police. Suivez-nous !
- Qu’est-ce que j’ai fait ?
- On va vous expliquer.
Ils ont vidé mon placard de correspondance. Ils ont cherché mon matériel, il était bien caché, je ne vous dirai pas où. C’était le matin, de bonne heure, ma fille n’était pas encore partie à l’école. elle avait 12 ans. Les flics lui ont dit : "T’en fais pas ; ta mère va rentrer."
Je lui ai dit : « Ne t’inquiète pas, ils se trompent, ils viennent chercher quelqu’un d’autre. » Elle a été impeccable, elle n’a pas bronché. Et quand elle est rentrée, j’étais là.

Bref, je me suis retrouvée Quai des Orfèvres. Je suis tombée sur un flic qui n’était pas bête du tout, il y en a quelques uns. De temps en temps, il me disait : "Madame, je ne suis pas si bête que ça, voyons..." Mais je n’étais pas là pour cracher : je suis une avorteuse. D’abord je ne me suis jamais considérée comme telle. Et puis, il ne faut pas en dire plus qu’ils ne vous en demandent. N’empêche que j’avais un peu la trouille, parce qu’il y avait des lettres qui disaient : "Madeleine, excuse moi de te le redemander, mais j’aurais besoin de ton matériel." Finalement, on a trouvé un compromis, j’ai dit le minimum, j’ai avoué pour ce cas-là. Je n’ai pas dit que j’avais fait je ne sais combien d’avortements !

Je suis passée devant un tribunal. J’avais un excellent avocat, il a été parfait. J’ai été condamnée à deux ans de prison avec sursis. Comme j’avais beaucoup d’amis, ils se sont cotisés pour payer l’amende, parce que moi, je n’avais pas un rond. Donc je n’ai pas fait de prison.

Ce qui m’a rendu service, question contraception, c’est que j’ai eu un cancer. Quand j’ai été opérée d’un sein, le médecin, qui n’était pas idiot m’a aussi enlevé les ovaires. Résultat : j’aurais pu faire l’amour toute la journée et toute la nuit. C’est dommage, je n’en ai pas assez profité, c’était un peu tard. Mais ça m’a rendu service quand même. Car tout ça, ça ne m’avait pas enlevé l’envie de faire l’amour. Il y a une espèce de petit jeu, on joue avec le danger, on va s’en sortir ! Mais pas à tous les coups...

De toute façon, à un moment, ça me pesait un peu. Je voulais que les médecins se mouillent, que, lorsqu’ils voyaient une femme en difficulté, ils aient l’humanité de la sortir de là. Que ce ne soit pas toujours nous qui fassions le boulot.

Je militais au MLAC. Il n’y a que comme ça qu’on pouvait s’en sortir, pour avoir des contraceptions. On faisait du bon boulot, toutes ensemble. On tenait un stand sur le marché d’Aligre. Il arrivait que les femmes viennent nous voir et se mettent à pleurer. Elles disaient : "Enfin, on en parle !" Les permanences ont été un grand lieu de conscientisation des femmes. Et nous, heureusement, on n’avait pas peur, même si c’était interdit.

A un moment donné, j’ai été au PSU, mais faut dire la vérité : mes opinions sont plutôt anarchistes. Anarchiste collectiviste, on ne peut pas se libérer tout seul. Pendant la guerre d’Algérie, j’ai souvent planqué des Algériens dans ma maison, ils dormaient dans mon entrée, à cause du couvre feu. Les flics venaient interroger ma concierge. J’ai un dossier comme ça !

Je ne pourrais jamais me refaire une virginité.

Extrait de Paroles d’avortées, pioché dans Les témoignages des chattes sur cette mine qu'est Infokiosques.net.