Condamner le viol est nécessaire, mais la volonté d'insister sur la gravité des faits n'autorise pas à dire n'importe quoi. Dire, par exemple, qu'une personne ne sera "plus jamais la même" après un viol, n'est qu'une violence supplémentaire faite aux victimes. Comme l'explique Virginie Despentes dans King-kong théory, cette prédiction est fortement auto-réalisatrice. Sans nier la violence subie, dire aux victimes qu'elles mettront un certain temps à retrouver une vie normale, mais que le souvenir qui les tourmente pourra un jour n'être plus qu'une vilaine cicatrice, me semble plus sensé et plus réconfortant que la poignée de sel dont on frotte leurs blessures au seul bénéfice d'un ordre social qui régente strictement le sexe acceptable et la valeur de la marchandise sexuelle "femme".

Même dans des conditions plus ordinaires, qu'en est-il de la permanence de ce qu'est un être humain ? Nous vivons, nous changeons à chaque instant, pourtant seules certaines de nos expériences sont réputées avoir cet immense pouvoir sur nous : nous changer à jamais. En mal, évidemment. En termes de pure logique, il est donc vrai qu'on ne sera "plus jamais lea même" après un viol, comme après une bonne baise, un café ou un trajet en bus. En comptant quelques années pour se remettre d'un viol traumatisant (Je vais en faire hurler plus d'un' avec cet adjectif mais c'est comme ça : certains des viols que j'ai subi ne m'ont pas du tout traumatisé', c'était juste désagréable.) il est évident que la personne aura changé, puisqu'elle aura vécu des tas d'autres choses pendant ces années-là. Mais ce n'est pas ce que veulent dire celleux qui décident à la place des victimes comment elles vont vivre ensuite.

Ce qu'illes disent, c'est qu'un viol est un événement spécial, différent de tout le reste, qui étendra son ombre sur toute la vie de la victime. Heureusement, c'est complètement faux. Environ un tiers des femmes subissent une agression sexuelle au moins une fois dans leur vie, aujourd'hui en France et en s'en tenant à la définition officielle qui exclut notamment la violence médicale. Vêtues de noir, ces femmes rasent les murs et fondent en larmes sans raison le reste de leur vie durant. Ou pas. Beaucoup échappent à la condamnation des victimes à une vie "brisée", "diminuée" et tutti quanti, parce qu'elles évitent la funeste qualification en ne nommant pas ce qu'elles ont subi. Quelques-unes le nomment et s'en remettent malgré la compassion générale.

Je me souviens très bien de ce moment : je raconte à une amie et à son petit copain comment des garçons m'emmenaient dans des caves quand j'étais ado. J'ai dix-huit ans, j'essaie de comprendre ce qui s'est passé, de trouver un sens à mon comportement d'alors qui me semble inepte. Ils ne me forçaient pas, au contraire ils avaient grand soin à chaque fois de me faire dire "oui", alors que ce que j'éprouvais leur importait peu. Maintenant je sais ce que je faisais : ce qu'on attendait de moi, tout simplement. Ce que la société en me désignant comme objet sexuel, ma mère en m'inculquant que la volonté d'autrui est toujours prioritaire, ces garçons en exprimant leur volonté de m'utiliser comme objet sexuel, attendaient de moi. La mention d'un comportement semblable dans un document sur les tournantes, accompagnée d'une tentative embarrassée pour l'expliquer, a achevé de me délivrer du questionnement morbide dans lequel m'avait laissé ce "consentement".

Je raconte ces choses pour la première fois, et ça me soulage. Peu après, le copain sort de la pièce. Mon amie m'explique qu'il est en colère à cause de ce que j'ai raconté, en colère contre ces types et pas contre moi (la précision était bienvenue). Je suis confondu' : quelqu'un prend mon parti, à moi, contre ces autres que j'avais cru jusque-là plus légitimes. Cette colère m'a permis d'aller mieux. Elle m'a dit qui avait eu tort, et même, où était l'ensemble des torts, et elle me l'a dit sans hauts cris, sans protestations effarouchées, sans prédictions terribles.

Oui, il faut du temps. Mais un viol est une violence parmi d'autres violences possibles. Cela fait plus de deux ans que j'ai cessé de travailler pour un dangereux déséquilibré. Cet automne, j'ai découvert que j'étais devenu' épileptique à cause du stress, et j'ai recommencé à imaginer pendant des heures que je tuais mon ancien patron de toutes les manières possibles. Cela m'arrivait souvent au début, et il faut croire que cela peut encore se reproduire. Peut-être bien qu'il me reste aussi quelque chose de la paranoïa, de la réceptivité aux signaux inhibants, de la perte de confiance en moi et autres joyeusetés que ce type m'a fourrées dans le crâne. Et alors ? Je suis moi, la personne qui vous parle, et non une version dégradée d'une autre personne que je devrais être.