Voici quelques années que le héros de mon enfance a refait surface dans ma vie. Quel délice de retrouver, en filigrane d'une lecture toujours aussi rafraîchissante, le souvenir de ma première rencontre avec l'aventurier au brio sans pareil ! Cette relecture fut suivie de plusieurs autres, tant on ne se lasse pas d'habiter ces pages qui sont parmi les plus populaires de tous les temps. Jusqu'au jour où, découragée par l'épaisseur interminable du Seigneur des anneaux, je proposai à mon fils de lui faire lecture de cette œuvre à tous points de vue plus légère.
Le début fut difficile : l'emboîtement des récits, les dialogues où le locuteur n'est pas toujours désigné, le contexte vieillot jusqu'à l'exotisme désorientèrent quelques peu mon jeune auditeur. Mais très vite Lupin prit le pas sur ces difficultés, comme sur toutes celles qu'il rencontre dans ses aventures. Maître dans l'art de s'attirer les sympathies, celle de Gabriel lui fut bien vite acquise. Nous pûmes alors rire aux éclats de la confusion de Ganimard, reçu en homme du monde par son prisonnier de la Santé, subjugué par les ruses si simples devant lui dévoilées, désarmé par la gentillesse avec laquelle lui est rendue sa propre montre.

Arsène Lupin

Quelques semaines plus tard, alors que Gabriel me questionnait anxieusement sur les autres aventures de son cambrioleur préféré, nous trouvâmes dans une brocante, peu avant que la pluie ne nous trouve, toute une pile de celles-ci dont j'ignorais jusqu'à l'existence. La dame qui s'en séparait nous les céda pour trois fois rien et deux sourires ravis, heureuse de savoir que ses bouquins seraient de nouveau lus et chéris. Et nous voilà dévorants, qui ensemble, qui chacun le sien, les palpitants volumes qu'un heureux hasard nous avait procurés.
Mais si Gabriel lui voue une adoration sans réserve, une ombre se glisse maintenant entre le merveilleux gentleman et moi. Outre que certaines pages furent l'objet de soins insuffisants de la part de l'auteur, qui laisse çà et là des lourdeurs, voire des répétitions, l'œuvre de Maurice Leblanc est plus datée qu'il n'y paraît à première vue. On y trouve des propos sur les femmes qu'il me déplaît de lire, et plus encore de faire entendre à mon fils sans quelque commentaire -qui l'agace terriblement et ne le convainc pas- un patriotisme qui fleure bon la naphtaline, et surtout, omniprésent, un culte absolu voué à la classe dominante, une glorification de tous ses attributs qui devient peu à peu insupportable à la lectrice la plus enthousiaste.
Si l'attitude d'Arsène Lupin face à la vie, qui est de tout oser, de tout vouloir sans jamais se laisser arrêter par la crainte, est encore celle qui peut lui attirer un légitime attrait, si son refus que la propriété privée permette aux plus riches d'accaparer presque tout est un exemple qu'il faut continuer à s'approprier, pourquoi tout le mérite du brillant cambrioleur, sa légitimité même à s'emparer des richesses, devrait-elle émaner de ses origines nobles et de son aisance de gentleman ? L'homme du peuple dépeint par l'auteur, pourquoi devrait-il toujours être la brute crapuleuse, l'assassin sans scrupules ? Arsène Lupin est toujours aussi séduisant, mais comme le sont les détenteurs du pouvoir, les membres de la grande bourgeoisie qui bénéficient, encore, scandaleusement, de l'admiration de tous.