Par définition, lus-je trop jeune pour qu'aucune défiance envers les idées de Krafft-Ebing et consorts ne m'en prémunisse, par définition : le pervers n'aime pas. Et le pervers, c'était moi. Je devrais d'abord me défendre sur ce point, je ne le ferai pas. Peu m'importe le qualificatif, beaucoup m'importent les conclusions qu'on en tire, et surtout cette condamnation sans appel qui fut, à quinze ans, ma confirmation de paria.

On devrait retirer des bibliothèques municipales tous les ouvrages d'une psychiatrie périmée qui a déjà tant torturé au nom de la normalité, et continue à nuire jusque dans la perception que nous autres, sombres naufragé's, avons de nous-mêmes. Le premier livre que j'ai trouvé quand je cherchais à me connaître n'aurait pas dû être celui-ci, dont j'ai tout oublié sauf cette terrible phrase : le pervers n'aime pas. Même après avoir compris l'intérêt qu'une société peut avoir à asséner une telle horreur, et vu combien elle était fallacieuse, cette idée m'a poursuivi'.

J'aime ? Ou je crois aimer ? L'ai-je lu, l'ai-je déduit de cette prose putride, ce corollaire, évident : tout ce qu'on pourrait prendre pour de l'amour chez ledit pervers, qu'il pourrait lui-même prendre pour de l'amour, n'en est qu'une sordide imitation, comme le sont chez le chimpanzé ce qu'on prend pour des marques d'intelligence. Contrairement à la science, dont les affirmations portent leur propre réfutation potentielle, un tel propos ne peut être contredit. Pas plus ne peut-il être effacé.

Alors ? Peut-être que l'amour est une fiction bien réelle, que ne vivent pour de vrai que ceux qui croient la vivre. Peut-être qu'aimer, c'est d'abord s'en croire capable, nommer amour ce qu'on éprouve et relever en soi les doux souhaits qui en conforteront l'image plutôt que de se représenter ses mains soudain griffues d'un désir égocentrique, se tendant sans égard vers l'objet, ah, l'objet... bref. Peut-être qu'il suffit de le leur dire pour que ce soit vrai, et qu'après tout, puisqu'on le leur dit, les pervers n'aiment pas.